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Isratine : journal d'Israel / Palestine
Début avril 2018, je me lance un défi : rouler de Tel-Aviv Jaffa à Ramallah en vélo. Outre l’insolation, les courbatures, et une fatigue extrême, ce périple m’offre un nouveau regard sur la Cisjordanie, et en fin de course, une rencontre.
(Les prénoms ont été modifiés)
Vélo dans une main, téléphone portable dans l’autre, je dévale péniblement les escaliers d’un petit immeuble typique de Jaffa. Une bâtisse centenaire aux plafonds immenses usés par le temps. Je traverse la cour intérieure, des braillements d’enfants résonnent sur fond de bruits de casserole. Situé au sud du quartier Ajami, le secteur est très familial. Depuis un mois, je partage un appartement avec Ameed et Khaled. Originaires de Nazareth, les deux cousins se sont installés ensemble il y a des lustres. Mais depuis quelques temps, l’ambiance est froide dans l’appartement. Trop différents, ils ne veulent clairement plus vivre ensemble. Telle un Casque bleu posté à la frontière entre le Liban et Israël, ma présence semble apaiser les tensions.
Au dehors, l’humidité lèche mes narines. Une sensation de rosée matinale flotte dans l’air et caresse mon visage. Elle éveille des souvenirs de lendemain de camping derrière la maison de ma grand-mère maternelle. Cette délicieuse époque qu’est l’enfance, où dormir hors de mon lit résonnait comme une incroyable odyssée. Aujourd’hui, une tout autre aventure se dessine devant moi. Une idée qui semble absurde : rouler à vélo de Tel-Aviv à Ramallah. D’après mes souvenirs, une soixantaine de kilomètres sépare les deux villes. Rien d’insurmontable pour quiconque bouge ses gambettes de temps à autres. Mais relier ces deux localités à vélo semble dépasser toute logique. J’en ai parlé à quelques collègues de la chaîne dans laquelle je travaille : “énorme connerie” d’après eux. Ils ont sûrement raison, mais leurs remarques m’ont un peu plus motivée dans mon projet. Surtout parce qu’elles viennent des gens de la chaîne.
En sortant du bâtiment, je repense à mon besoin constant de réaliser de nouveaux défis (aberrants pour certains), me dépasser, et un peu dépasser les autres aussi. Trois ans plus tôt, déjà installée en Israël pour un stage de quelques mois, j’avais tenté Haïfa-Tel-Aviv à pied. Je m’étais arrêtée à Atlit, épuisée. Bien tenté, Ines... Aujourd’hui, ce nouveau défi est plus que bienvenu. J’ai débarquée en Israël deux mois plus tôt, assoiffée de renouveau, persuadée que Paris n’avait rien à m’offrir après six mois de grisaille émotionnelle. Mais je commence à tourner en rond. L’euphorie des premières semaines est un peu retombée. Je me sens censurée par mon supérieur, dont l’attitude me met mal à l’aise. Et mon ex me manque. Un bon Tel-Aviv-Ramallah à deux roues s’impose donc.
Je sors du bâtiment, comblée de m’être réveillée de bonne heure pour faire autre chose que poser mes fesses sur les plages tel-aviviennes. Les deux litres d’eau enfouis dans mon sac clapotent au rythme de mes pas. J’ai préparé une salade, comme toujours, noyée dans un amas de fruits secs et quelques affaires de rechange. Je compte dormir à Ramallah. “Peut-être chez Ahmad”, me dis-je. Seule personne avec qui j’entretiens encore des contacts réguliers à Ramallah (la ville se trouve en Cisjordanie, où j’ai vécu en 2014). Il m’a convié à une soirée et il sait que je n’ai nul part où dormir. En réalité, en arrivant, je vais découvrir que non, je ne dormirai pas chez Ahmad. Et cela va tout changer pour moi. Je pose le vélo le long d’un mur, j’ouvre les trois-quatre feuilles de papier déjà broyées par mon légendaire toucher délicat. J’ai imprimé à la va-vite le trajet à suivre pour me rendre à Ramallah. En Israël, je n’aurai aucun problème d’orientation. Il suffit de rouler dos à la mer et je suis sûre de me rendre en Cisjordanie. Mais par quel checkpoint passer? Quelles routes emprunter un fois arrivée en territoires palestiniens? Sont-elles toutes ouvertes? (checkpoint fermé le mardi? Caprice de l’armée? Regain de violences? Barrière en béton? Interdit aux Palestiniens? Aux Arabes? Aux non-juifs? Aux Chinois?...). La Cisjordanie est un gruyère incompréhensible. Mais en bonne adepte de l’improvisation totale, je n’ai pas préparé grand chose. Seulement ce vieux plan imprimé d’une encre hideuse. Il m’indique d’emprunter le checkpoint de Rantis, puis de descendre la Cisjordanie, direction Ramallah.
Sur mon téléphone, Google Maps n’annonce pas le chemin à suivre. Ou plutôt, il me recommande de rouler… pendant 3 jours. Nombreuses sont les routes palestiniennes qui n’ont pas été enregistrées par l’application. D’une ville à l’autre, c’est toujours le même scénario : elle fait passer voitures et vélos par des détours impossibles, une perte de temps effroyable. J’utiliserai donc ma bonne vieille carte, à l’ancienne. Mon téléphone me servira pour repérer ma position en cas de problème.
J’empoigne mon deux-roues d’une motivation d’acier. Premier coup de pédale, début du périple. Le vent frais marin frappe mon visage d’une claque délicieuse. Un doux début d’avril à 8 heures du matin à Jaffa. Il fait un peu froid, mais c’est agréable. La rue Yefet, habituellement chargée à bloc, n’est pas encore tout à fait réveillée. Après une demi-heure de route, je sors de la ville, petite en largeur. Tel-Aviv est bien la cité des vélos. Mais en quittant la mégalopole, j’entre dans une tout autre réalité. Je sillonne une voie étroite. Aucune place pour les deux roues sur le bas côté. Les voitures me frôlent en passant. Au loin, je tente d’apercevoir les collines palestiniennes de Cisjordanie, mais impossible. La route semble infinie. De chaque côté, des champs s’étalent. Le paysage prend des couleurs jaune paille et verdâtre. “On dirait la Lorraine en moins beau”, me dis-je. Le temps nuageux et l’effet de pollution n’arrangent pas les choses. Une pensée stupide traverse mon esprit : “c’est pour ça qu’ils se sont battus il y a 70 ans?”.
Outre l’absence d’espace peu commode, la route est facile. Du plat à l’infini. Au total, il me faut deux heures pour traverser Israël. En milieu de matinée, les premières côtes se dessinent. Mes mollets déjà bien formés doivent redoubler d’efforts. Plusieurs kilomètres comme ça, et toujours pas de checkpoint. Je m’arrête, saisis mon téléphone : je n’ai pas encore passé la ligne verte (ligne de démarcation entre Israël et la Cisjordanie). Je reprends la route, et soudain, des petites cabanes en béton se dessinent de chaque côté de la chaussée. Trois ou quatre soldates israéliennes discutent. Les battements de mon cœur accélèrent. Je crains qu’elles ne m’arrêtent, abasourdies de voir une cycliste se rendre en Cisjordanie. Mais il ne se passe rien. Elles remarquent à peine ma présence. Avec mon profil (blanche, blonde aux cheveux frisés), j’entre dans la catégorie des physiques types israéliens. D’ailleurs, les gens m'adressent souvent la parole en russe dans la rue (les Russes sont très nombreux en Israël, notamment depuis leur arrivée en masse après la chute de l’URSS). Checkpoint passé, ça y est : je suis en Palestine.
Arrivée au sommet d’une petite colline, je la dévale à toute vitesse. L’histoire des heures à venir. Une lutte acharnée pendant 30 minutes à chaque montée, et la jouissance de la descente… qui dure 30 secondes. Durant la course, le vélo m’offre plus de temps pour observer, me connecter avec l’environnement et les structures urbaines, symptomatiques de la situation politique. Avec leur structure carrée à la Wisteria Lane et leurs toits orange, les colonies israéliennes sont immanquables. Les villages palestiniens, eux, sont reconnaissables grâce aux minarets des mosquées. Et sont plutôt construits au pied des montagnes. Une scène se répète sans fin : à chaque fois, les colonies israéliennes sont implantées au sommet des collines. Postés dans leurs confortables miradors, les colons scrutent toute la région. Les agissements des Palestiniens sont visibles de partout et de très loin. Aussi anodins qu'ils puissent paraître, l'urbanisme et l'architecture sont les premiers outils du contrôle israélien dans la région.
En contraste à la première partie de mon voyage en Israël, le paysage est remodelé. D’une piètre médiocrité entre Tel-Aviv et Rantis, il se transforme en une petite merveille méditerranéenne. Le gris vert des oliviers plantés entre les roches sèches, envahit mes yeux. Le soleil, qui s’est soudain levé, éblouit ce tableau coloré. En dévalant une longue pente, j’admire la région. Sans trop savoir pourquoi, une vive émotion s’empare de moi : “c’est tellement beau, putain”.
Le soleil frappe mon crâne à mesure que les heures passent. Durant une pause méritée sous un olivier, j’entoure ma tête d’un châle. Je me regarde dans l’appareil photo de mon téléphone : “J’ai vraiment l’air d’une colon…”. En entrant en Cisjordanie, j’ai quitté une relative “normalité”. Ici, je m’expose à bien plus de tensions. Or, mon physique me classe directement dans la case "Israélienne". En reprenant la route, lorsque certaines voitures me frôlent, la crainte traverse mon esprit : “et si un Palestinien me prenait pour une colon? Ça serait vraiment trop con…”. Mais les heures défilent, et il ne se passe rien.
Sur le chemin, je rencontre des Israéliens bien plus apeurés que moi. Une voiture militaire m’arrête dans ma course : “vous faites quoi?”, me demande une soldate avec la légendaire “douceur” locale (équivalente à une claque donnée à l’aide d’un cactus). Je réponds en anglais : “je… fais du vélo. Il y a un problème? Je ne parle pas hébreu”. Elle regarde son collègue, d’un air un peu ébahi. Elle continue, en hébreu, bien sûr : “du vélo? Ici ?” Le reste, je ne le comprends pas. Je hausse les épaules, la regarde d’un air gêné : “but, it is not forbidden…” Elle ne répond rien. L’air exaspéré, elle retourne dans sa camionnette militaire. Pédaler à vélo dans la rue, un acte apparemment surréaliste dans ces territoires. Je reprends ma course. Le cagnard devient insupportable. Le soleil perce ma peau avec violence, mon visage a viré au rouge. J’ai le sentiment que ma tête va éclater sous la chaleur. Je m’arrête près d’une heure et demie. Sur le côté du sentier, j’ai repéré un arbre assez grand pour protéger mon mètre 70 du soleil brûlant. Cette pause me fait un bien fou. Une envie dingue de m’endormir pour les 10 heures à venir me submerge. Après cette vague tentative de me remettre d’un début d’insolation, je reprends la route sans grande motivation. Je n’ai pas le choix, il me reste un bon morceau à parcourir. J’enfourche le deux-roues en soufflant : “Pourquoi je n’ai pas de vélo électrique, déjà ?” Je repose mes fesses avec peine sur la selle anormalement dure. Mon popotin doit se réhabituer au supplice. “Bordel, quel enfer”. Les trois heures suivantes, les mêmes paysages se succèdent. Mais plus aucun émerveillement dans mes yeux. Je ne pense qu’à une chose… enfin débarquer dans cette foutue Ramallah. Sur le chemin, deux voitures aux plaques vertes et blanches (palestinienne) me dépassent en se moquant de moi. Le fait qu’ils me prennent pour une colon les motive surement. Même si je suis épuisée, je les comprends un peu. J’ai vraiment une sale tronche. Étant donnés les rapports plus que tendus entre Israéliens et Palestiniens en Cisjordanie, s’ils peuvent s’offrir le plaisir de se moquer d’une galérienne de colon… pourquoi pas.
Sur le chemin, une voiture, plaque jaune et bleue (israélienne) s’arrête : “Shalom” me lance un homme : “Shalom, ani lo medaveret ivrit (je ne parle pas hébreu)”. L’homme acquiesce, l’air compréhensif : “heu… vous allez bien? Vous avez besoin d’aide?” cela ressemble plus à une affirmation qu’à une question. Mon visage, rouge feu, semble exploser. Je souris : “non, merci, je fais un tour à vélo. Il fait juste un peu chaud”. “Vous allez où?”, je réponds, l’air un peu gêné : “heu… un peu plus loin, j’en ai pour 10 minutes à peine”. Il enchaîne : “Pourquoi faire du vélo?! C’est dangereux!” Je réplique : “tout va bien merci!” Il remonte dans sa voiture, en me lançant un dernier regard inquiet. “Honnêtement, non”, me dis-je, “tu as vu juste, je ne vais pas très bien”. Mais j’ai de l’énergie. J’ai encore espoir de terminer mon parcours à vélo. “Et puis j’imagine que tu n’as pas très envie de me déposer à Ramallah.”
Une heure (et des montées de collines infernales) plus tard, une bifurcation s’ouvre sur la droite. Un panneau immense est planté à l’entrée de la chaussée, avec, écrit en lettre blanche sur fond rouge en arabe, en hébreu et en anglais : “cette route mène vers la zone A, sous autorité palestinienne. L’entrée est interdite aux Israéliens, elle représente un danger pour leur vie et elle est contraire au droit israélien.” Je regarde mon Google maps, je compare avec ma carte : je dois tourner. Si je continuais tout droit, je serais toujours sur une route de la zone C (contrôle administratif et sécuritaire israélien). Moderne, lisse, agréable, séparée par des petits pointillés jaunes, et même ensoleillée. Pas un seul trou. Mais à droite, la voie est criblée de nids de poule. Grise-noire, délabrée, il semble même que le soleil ait déserté le chemin (zone A, interdite aux rayons de soleil dans le droit israélien?)
La colline mène vers une dizaine d’habitations. Elle est particulièrement pentue. Je suis déjà désabusée. Après quelques mètres, une voiture palestinienne s’arrête. Quatre hommes sortent du véhicule : “Hello! Vous avez besoin d’aide?” me demandent-il en anglais. Je suis en zone A, ils ont donc tout de suite compris que j’étais Européenne. “YES! Please!”
Enfin, je pose les pieds à Ramallah. Finalement, je n’ai pas fait tout le chemin à vélo. Une dizaine de minutes en voiture ont achevé ma course. Je l’avoue, pour la première fois dans ce texte. J’ai toujours omis cette dernière partie de mon voyage, trop fière d’assurer que “oui, bien sûr, j’ai fait Tel-Aviv / Ramallah sans aucune aide !” Ravie de voir les yeux impressionnés de mes interlocuteurs.
Je me pose dans le premier café sur le chemin. Un lieu plutôt hype, décoré comme un jardin à l’anglaise. Mal habillée, mal coiffée, toujours aussi rouge, l’air desséchée, je pue. Je suis aux antipodes des codes ramallawis et des codes arabes en général. Avec un petit air honteux, je m’assois loin des autres clients. Mon vélo est resté dehors, sans cadenas. Ce n’est plus Tel-Aviv, ici, “personne ne le prendra”, m’affirme un serveur. Ahmad débarque, le sourire éclatant. Plus de trois ans sans le voir. Je refuse de le prendre dans mes bras : “I smell so bad !” Il s’assoit, curieux de découvrir le café où nous nous trouvons, trop “girly” pour lui. Il est bien plus branché bars à bières. Pendant une heure, on se refait les trois ans passés et les 10 heures de presque enfer que je viens de vivre : “Ahmad, can I take a shower at your place please?” il répond : “Of course! But tonight, you cannot sleep there, my cat pooped in the room. Anyway… you will sleep in an apartment with French people. Is it ok?” Je réponds, juste soulagée de pouvoir prendre une douche d’ici peu : “oh yeah yeah! That’s nice from them!”
La soirée est organisée à Birzeit, un petit village chrétien coquet à 10 minutes en voiture de Ramallah. En quatre roues, cette fois. Pas à vélo. Plus jamais. Comme une sensation de gueule de bois, je refuse de penser à cet objet maudit pour les heures qui viennent. “Who is organizing the party?” Ahmad me répond : “German people studying in Birzeit”. Outre le petit village, Birzeit est surtout connue pour son immense université, légèrement excentrée. Un programme de langue arabe y accueille des étrangers venus du monde entier.
Arrivée à destination, je descends des petits escaliers en suivant Ahmad. Un chemin étroit mène sur une terrasse noyée de plantes. Au milieu, une grande table est installée pour accueillir une vingtaine de personnes. “Ines!” s’écrit Ahmad, “those are the French people”.
Je me dirige vers la terrasse, quand un mec m’arrête : “Hi! I am Adam!” Plutôt mignon. Je souris : “Hi! My name is Ines”. Son accent laisse penser qu’il est Américain. Mais son visage : totalement British. Des petits yeux malicieux, un nez imparfait, une bouche légèrement charnue. La peau blanche, une masse de cheveux sombre en bataille. Il n’est pas très grand. “Where are you from?” Il répond d’un air fier : “From Palestine”. Je suis surprise. Je n’y étais pas du tout. On parle un peu, de banalités, de politique, il est plutôt drôle, assez sûr de lui. Je suis sa proie ce soir. Je ne comprendrai les habitudes de drague de ce gars que bien plus tard. Je finis par m’éclipser pour passer à table avec les autres. Je ne lui reparlerai plus de la soirée. Jusqu’à ce que je comprenne que les “French people” chez qui je vais dormir sont ses colocataires.
La soirée achevée, retour à Ramallah. Moi, les “French people” (Rebecca et Ghali) et Adam. Arrivés à l’appartement, les deux Français filent dans leurs chambres respectives, épuisés. Je m’assois sur le canapé avec Adam. Je ne sais plus de quoi on parle, mais il installe un petit jeu de séduction. Dans la conversation, la question de son âge survient : “j’ai 22 ans.” C’est idiot, mais mon souffle coupe net. J'acquiesce en souriant d’un air un peu faux, tout en pensant : “ça va pas le faire. Trop jeune pour moi. J’aurai 26 ans dans un mois...” Derrière ses grandes lunettes, ses yeux ne trompent pas. Je sens qu’il en a envie. Il croit que c’est réciproque. Mais non. 22 ans, bordel. Et ce n’est pas tout. Il ne me plait pas spécialement. J’observe son jeu de séduction avec un peu d’arrogance. Ce dédain qu’on a tous connu un jour : savoir que l’autre ne pense qu’à cela, et se dire : “mouais... pourquoi pas…” Sentir qu’on a le contrôle sur la situation. Au milieu du numéro de drague, son colocataire sort de la chambre : “hum, please, can you go in the kitchen to speak?” Je souris, et me tourne vers Adam : “I will go to sleep.” Il ne se passera rien. Tant mieux, je ne suis pas déçue. Presque soulagée que son ami ait débarqué pour nous dire de la mettre en sourdine. Mais finalement, un mois plus tard, ce mec, Adam, deviendra MON mec. Pour les deux années à venir. L’effort du vélo en valait sûrement la peine.
(Les prénoms ont été modifiés)
Vélo dans une main, téléphone portable dans l’autre, je dévale péniblement les escaliers d’un petit immeuble typique de Jaffa. Une bâtisse centenaire aux plafonds immenses usés par le temps. Je traverse la cour intérieure, des braillements d’enfants résonnent sur fond de bruits de casserole. Situé au sud du quartier Ajami, le secteur est très familial. Depuis un mois, je partage un appartement avec Ameed et Khaled. Originaires de Nazareth, les deux cousins se sont installés ensemble il y a des lustres. Mais depuis quelques temps, l’ambiance est froide dans l’appartement. Trop différents, ils ne veulent clairement plus vivre ensemble. Telle un Casque bleu posté à la frontière entre le Liban et Israël, ma présence semble apaiser les tensions.
Au dehors, l’humidité lèche mes narines. Une sensation de rosée matinale flotte dans l’air et caresse mon visage. Elle éveille des souvenirs de lendemain de camping derrière la maison de ma grand-mère maternelle. Cette délicieuse époque qu’est l’enfance, où dormir hors de mon lit résonnait comme une incroyable odyssée. Aujourd’hui, une tout autre aventure se dessine devant moi. Une idée qui semble absurde : rouler à vélo de Tel-Aviv à Ramallah. D’après mes souvenirs, une soixantaine de kilomètres sépare les deux villes. Rien d’insurmontable pour quiconque bouge ses gambettes de temps à autres. Mais relier ces deux localités à vélo semble dépasser toute logique. J’en ai parlé à quelques collègues de la chaîne dans laquelle je travaille : “énorme connerie” d’après eux. Ils ont sûrement raison, mais leurs remarques m’ont un peu plus motivée dans mon projet. Surtout parce qu’elles viennent des gens de la chaîne.
En sortant du bâtiment, je repense à mon besoin constant de réaliser de nouveaux défis (aberrants pour certains), me dépasser, et un peu dépasser les autres aussi. Trois ans plus tôt, déjà installée en Israël pour un stage de quelques mois, j’avais tenté Haïfa-Tel-Aviv à pied. Je m’étais arrêtée à Atlit, épuisée. Bien tenté, Ines... Aujourd’hui, ce nouveau défi est plus que bienvenu. J’ai débarquée en Israël deux mois plus tôt, assoiffée de renouveau, persuadée que Paris n’avait rien à m’offrir après six mois de grisaille émotionnelle. Mais je commence à tourner en rond. L’euphorie des premières semaines est un peu retombée. Je me sens censurée par mon supérieur, dont l’attitude me met mal à l’aise. Et mon ex me manque. Un bon Tel-Aviv-Ramallah à deux roues s’impose donc.
Je sors du bâtiment, comblée de m’être réveillée de bonne heure pour faire autre chose que poser mes fesses sur les plages tel-aviviennes. Les deux litres d’eau enfouis dans mon sac clapotent au rythme de mes pas. J’ai préparé une salade, comme toujours, noyée dans un amas de fruits secs et quelques affaires de rechange. Je compte dormir à Ramallah. “Peut-être chez Ahmad”, me dis-je. Seule personne avec qui j’entretiens encore des contacts réguliers à Ramallah (la ville se trouve en Cisjordanie, où j’ai vécu en 2014). Il m’a convié à une soirée et il sait que je n’ai nul part où dormir. En réalité, en arrivant, je vais découvrir que non, je ne dormirai pas chez Ahmad. Et cela va tout changer pour moi. Je pose le vélo le long d’un mur, j’ouvre les trois-quatre feuilles de papier déjà broyées par mon légendaire toucher délicat. J’ai imprimé à la va-vite le trajet à suivre pour me rendre à Ramallah. En Israël, je n’aurai aucun problème d’orientation. Il suffit de rouler dos à la mer et je suis sûre de me rendre en Cisjordanie. Mais par quel checkpoint passer? Quelles routes emprunter un fois arrivée en territoires palestiniens? Sont-elles toutes ouvertes? (checkpoint fermé le mardi? Caprice de l’armée? Regain de violences? Barrière en béton? Interdit aux Palestiniens? Aux Arabes? Aux non-juifs? Aux Chinois?...). La Cisjordanie est un gruyère incompréhensible. Mais en bonne adepte de l’improvisation totale, je n’ai pas préparé grand chose. Seulement ce vieux plan imprimé d’une encre hideuse. Il m’indique d’emprunter le checkpoint de Rantis, puis de descendre la Cisjordanie, direction Ramallah.
Sur mon téléphone, Google Maps n’annonce pas le chemin à suivre. Ou plutôt, il me recommande de rouler… pendant 3 jours. Nombreuses sont les routes palestiniennes qui n’ont pas été enregistrées par l’application. D’une ville à l’autre, c’est toujours le même scénario : elle fait passer voitures et vélos par des détours impossibles, une perte de temps effroyable. J’utiliserai donc ma bonne vieille carte, à l’ancienne. Mon téléphone me servira pour repérer ma position en cas de problème.
J’empoigne mon deux-roues d’une motivation d’acier. Premier coup de pédale, début du périple. Le vent frais marin frappe mon visage d’une claque délicieuse. Un doux début d’avril à 8 heures du matin à Jaffa. Il fait un peu froid, mais c’est agréable. La rue Yefet, habituellement chargée à bloc, n’est pas encore tout à fait réveillée. Après une demi-heure de route, je sors de la ville, petite en largeur. Tel-Aviv est bien la cité des vélos. Mais en quittant la mégalopole, j’entre dans une tout autre réalité. Je sillonne une voie étroite. Aucune place pour les deux roues sur le bas côté. Les voitures me frôlent en passant. Au loin, je tente d’apercevoir les collines palestiniennes de Cisjordanie, mais impossible. La route semble infinie. De chaque côté, des champs s’étalent. Le paysage prend des couleurs jaune paille et verdâtre. “On dirait la Lorraine en moins beau”, me dis-je. Le temps nuageux et l’effet de pollution n’arrangent pas les choses. Une pensée stupide traverse mon esprit : “c’est pour ça qu’ils se sont battus il y a 70 ans?”.
Outre l’absence d’espace peu commode, la route est facile. Du plat à l’infini. Au total, il me faut deux heures pour traverser Israël. En milieu de matinée, les premières côtes se dessinent. Mes mollets déjà bien formés doivent redoubler d’efforts. Plusieurs kilomètres comme ça, et toujours pas de checkpoint. Je m’arrête, saisis mon téléphone : je n’ai pas encore passé la ligne verte (ligne de démarcation entre Israël et la Cisjordanie). Je reprends la route, et soudain, des petites cabanes en béton se dessinent de chaque côté de la chaussée. Trois ou quatre soldates israéliennes discutent. Les battements de mon cœur accélèrent. Je crains qu’elles ne m’arrêtent, abasourdies de voir une cycliste se rendre en Cisjordanie. Mais il ne se passe rien. Elles remarquent à peine ma présence. Avec mon profil (blanche, blonde aux cheveux frisés), j’entre dans la catégorie des physiques types israéliens. D’ailleurs, les gens m'adressent souvent la parole en russe dans la rue (les Russes sont très nombreux en Israël, notamment depuis leur arrivée en masse après la chute de l’URSS). Checkpoint passé, ça y est : je suis en Palestine.
Arrivée au sommet d’une petite colline, je la dévale à toute vitesse. L’histoire des heures à venir. Une lutte acharnée pendant 30 minutes à chaque montée, et la jouissance de la descente… qui dure 30 secondes. Durant la course, le vélo m’offre plus de temps pour observer, me connecter avec l’environnement et les structures urbaines, symptomatiques de la situation politique. Avec leur structure carrée à la Wisteria Lane et leurs toits orange, les colonies israéliennes sont immanquables. Les villages palestiniens, eux, sont reconnaissables grâce aux minarets des mosquées. Et sont plutôt construits au pied des montagnes. Une scène se répète sans fin : à chaque fois, les colonies israéliennes sont implantées au sommet des collines. Postés dans leurs confortables miradors, les colons scrutent toute la région. Les agissements des Palestiniens sont visibles de partout et de très loin. Aussi anodins qu'ils puissent paraître, l'urbanisme et l'architecture sont les premiers outils du contrôle israélien dans la région.
En contraste à la première partie de mon voyage en Israël, le paysage est remodelé. D’une piètre médiocrité entre Tel-Aviv et Rantis, il se transforme en une petite merveille méditerranéenne. Le gris vert des oliviers plantés entre les roches sèches, envahit mes yeux. Le soleil, qui s’est soudain levé, éblouit ce tableau coloré. En dévalant une longue pente, j’admire la région. Sans trop savoir pourquoi, une vive émotion s’empare de moi : “c’est tellement beau, putain”.
Le soleil frappe mon crâne à mesure que les heures passent. Durant une pause méritée sous un olivier, j’entoure ma tête d’un châle. Je me regarde dans l’appareil photo de mon téléphone : “J’ai vraiment l’air d’une colon…”. En entrant en Cisjordanie, j’ai quitté une relative “normalité”. Ici, je m’expose à bien plus de tensions. Or, mon physique me classe directement dans la case "Israélienne". En reprenant la route, lorsque certaines voitures me frôlent, la crainte traverse mon esprit : “et si un Palestinien me prenait pour une colon? Ça serait vraiment trop con…”. Mais les heures défilent, et il ne se passe rien.
Sur le chemin, je rencontre des Israéliens bien plus apeurés que moi. Une voiture militaire m’arrête dans ma course : “vous faites quoi?”, me demande une soldate avec la légendaire “douceur” locale (équivalente à une claque donnée à l’aide d’un cactus). Je réponds en anglais : “je… fais du vélo. Il y a un problème? Je ne parle pas hébreu”. Elle regarde son collègue, d’un air un peu ébahi. Elle continue, en hébreu, bien sûr : “du vélo? Ici ?” Le reste, je ne le comprends pas. Je hausse les épaules, la regarde d’un air gêné : “but, it is not forbidden…” Elle ne répond rien. L’air exaspéré, elle retourne dans sa camionnette militaire. Pédaler à vélo dans la rue, un acte apparemment surréaliste dans ces territoires. Je reprends ma course. Le cagnard devient insupportable. Le soleil perce ma peau avec violence, mon visage a viré au rouge. J’ai le sentiment que ma tête va éclater sous la chaleur. Je m’arrête près d’une heure et demie. Sur le côté du sentier, j’ai repéré un arbre assez grand pour protéger mon mètre 70 du soleil brûlant. Cette pause me fait un bien fou. Une envie dingue de m’endormir pour les 10 heures à venir me submerge. Après cette vague tentative de me remettre d’un début d’insolation, je reprends la route sans grande motivation. Je n’ai pas le choix, il me reste un bon morceau à parcourir. J’enfourche le deux-roues en soufflant : “Pourquoi je n’ai pas de vélo électrique, déjà ?” Je repose mes fesses avec peine sur la selle anormalement dure. Mon popotin doit se réhabituer au supplice. “Bordel, quel enfer”. Les trois heures suivantes, les mêmes paysages se succèdent. Mais plus aucun émerveillement dans mes yeux. Je ne pense qu’à une chose… enfin débarquer dans cette foutue Ramallah. Sur le chemin, deux voitures aux plaques vertes et blanches (palestinienne) me dépassent en se moquant de moi. Le fait qu’ils me prennent pour une colon les motive surement. Même si je suis épuisée, je les comprends un peu. J’ai vraiment une sale tronche. Étant donnés les rapports plus que tendus entre Israéliens et Palestiniens en Cisjordanie, s’ils peuvent s’offrir le plaisir de se moquer d’une galérienne de colon… pourquoi pas.
Sur le chemin, une voiture, plaque jaune et bleue (israélienne) s’arrête : “Shalom” me lance un homme : “Shalom, ani lo medaveret ivrit (je ne parle pas hébreu)”. L’homme acquiesce, l’air compréhensif : “heu… vous allez bien? Vous avez besoin d’aide?” cela ressemble plus à une affirmation qu’à une question. Mon visage, rouge feu, semble exploser. Je souris : “non, merci, je fais un tour à vélo. Il fait juste un peu chaud”. “Vous allez où?”, je réponds, l’air un peu gêné : “heu… un peu plus loin, j’en ai pour 10 minutes à peine”. Il enchaîne : “Pourquoi faire du vélo?! C’est dangereux!” Je réplique : “tout va bien merci!” Il remonte dans sa voiture, en me lançant un dernier regard inquiet. “Honnêtement, non”, me dis-je, “tu as vu juste, je ne vais pas très bien”. Mais j’ai de l’énergie. J’ai encore espoir de terminer mon parcours à vélo. “Et puis j’imagine que tu n’as pas très envie de me déposer à Ramallah.”
Une heure (et des montées de collines infernales) plus tard, une bifurcation s’ouvre sur la droite. Un panneau immense est planté à l’entrée de la chaussée, avec, écrit en lettre blanche sur fond rouge en arabe, en hébreu et en anglais : “cette route mène vers la zone A, sous autorité palestinienne. L’entrée est interdite aux Israéliens, elle représente un danger pour leur vie et elle est contraire au droit israélien.” Je regarde mon Google maps, je compare avec ma carte : je dois tourner. Si je continuais tout droit, je serais toujours sur une route de la zone C (contrôle administratif et sécuritaire israélien). Moderne, lisse, agréable, séparée par des petits pointillés jaunes, et même ensoleillée. Pas un seul trou. Mais à droite, la voie est criblée de nids de poule. Grise-noire, délabrée, il semble même que le soleil ait déserté le chemin (zone A, interdite aux rayons de soleil dans le droit israélien?)
La colline mène vers une dizaine d’habitations. Elle est particulièrement pentue. Je suis déjà désabusée. Après quelques mètres, une voiture palestinienne s’arrête. Quatre hommes sortent du véhicule : “Hello! Vous avez besoin d’aide?” me demandent-il en anglais. Je suis en zone A, ils ont donc tout de suite compris que j’étais Européenne. “YES! Please!”
Enfin, je pose les pieds à Ramallah. Finalement, je n’ai pas fait tout le chemin à vélo. Une dizaine de minutes en voiture ont achevé ma course. Je l’avoue, pour la première fois dans ce texte. J’ai toujours omis cette dernière partie de mon voyage, trop fière d’assurer que “oui, bien sûr, j’ai fait Tel-Aviv / Ramallah sans aucune aide !” Ravie de voir les yeux impressionnés de mes interlocuteurs.
Je me pose dans le premier café sur le chemin. Un lieu plutôt hype, décoré comme un jardin à l’anglaise. Mal habillée, mal coiffée, toujours aussi rouge, l’air desséchée, je pue. Je suis aux antipodes des codes ramallawis et des codes arabes en général. Avec un petit air honteux, je m’assois loin des autres clients. Mon vélo est resté dehors, sans cadenas. Ce n’est plus Tel-Aviv, ici, “personne ne le prendra”, m’affirme un serveur. Ahmad débarque, le sourire éclatant. Plus de trois ans sans le voir. Je refuse de le prendre dans mes bras : “I smell so bad !” Il s’assoit, curieux de découvrir le café où nous nous trouvons, trop “girly” pour lui. Il est bien plus branché bars à bières. Pendant une heure, on se refait les trois ans passés et les 10 heures de presque enfer que je viens de vivre : “Ahmad, can I take a shower at your place please?” il répond : “Of course! But tonight, you cannot sleep there, my cat pooped in the room. Anyway… you will sleep in an apartment with French people. Is it ok?” Je réponds, juste soulagée de pouvoir prendre une douche d’ici peu : “oh yeah yeah! That’s nice from them!”
La soirée est organisée à Birzeit, un petit village chrétien coquet à 10 minutes en voiture de Ramallah. En quatre roues, cette fois. Pas à vélo. Plus jamais. Comme une sensation de gueule de bois, je refuse de penser à cet objet maudit pour les heures qui viennent. “Who is organizing the party?” Ahmad me répond : “German people studying in Birzeit”. Outre le petit village, Birzeit est surtout connue pour son immense université, légèrement excentrée. Un programme de langue arabe y accueille des étrangers venus du monde entier.
Arrivée à destination, je descends des petits escaliers en suivant Ahmad. Un chemin étroit mène sur une terrasse noyée de plantes. Au milieu, une grande table est installée pour accueillir une vingtaine de personnes. “Ines!” s’écrit Ahmad, “those are the French people”.
Je me dirige vers la terrasse, quand un mec m’arrête : “Hi! I am Adam!” Plutôt mignon. Je souris : “Hi! My name is Ines”. Son accent laisse penser qu’il est Américain. Mais son visage : totalement British. Des petits yeux malicieux, un nez imparfait, une bouche légèrement charnue. La peau blanche, une masse de cheveux sombre en bataille. Il n’est pas très grand. “Where are you from?” Il répond d’un air fier : “From Palestine”. Je suis surprise. Je n’y étais pas du tout. On parle un peu, de banalités, de politique, il est plutôt drôle, assez sûr de lui. Je suis sa proie ce soir. Je ne comprendrai les habitudes de drague de ce gars que bien plus tard. Je finis par m’éclipser pour passer à table avec les autres. Je ne lui reparlerai plus de la soirée. Jusqu’à ce que je comprenne que les “French people” chez qui je vais dormir sont ses colocataires.
La soirée achevée, retour à Ramallah. Moi, les “French people” (Rebecca et Ghali) et Adam. Arrivés à l’appartement, les deux Français filent dans leurs chambres respectives, épuisés. Je m’assois sur le canapé avec Adam. Je ne sais plus de quoi on parle, mais il installe un petit jeu de séduction. Dans la conversation, la question de son âge survient : “j’ai 22 ans.” C’est idiot, mais mon souffle coupe net. J'acquiesce en souriant d’un air un peu faux, tout en pensant : “ça va pas le faire. Trop jeune pour moi. J’aurai 26 ans dans un mois...” Derrière ses grandes lunettes, ses yeux ne trompent pas. Je sens qu’il en a envie. Il croit que c’est réciproque. Mais non. 22 ans, bordel. Et ce n’est pas tout. Il ne me plait pas spécialement. J’observe son jeu de séduction avec un peu d’arrogance. Ce dédain qu’on a tous connu un jour : savoir que l’autre ne pense qu’à cela, et se dire : “mouais... pourquoi pas…” Sentir qu’on a le contrôle sur la situation. Au milieu du numéro de drague, son colocataire sort de la chambre : “hum, please, can you go in the kitchen to speak?” Je souris, et me tourne vers Adam : “I will go to sleep.” Il ne se passera rien. Tant mieux, je ne suis pas déçue. Presque soulagée que son ami ait débarqué pour nous dire de la mettre en sourdine. Mais finalement, un mois plus tard, ce mec, Adam, deviendra MON mec. Pour les deux années à venir. L’effort du vélo en valait sûrement la peine.
l'absence
A ma mère,
CHAPITRE 1 : L’ANNONCE
La sonnerie du téléphone retentit dans le salon. Il est 23h30. Personne n’appelle jamais sur un fixe à 23h30... D’une main hésitante, je saisis l’appareil.
« Allô ?
- Bonsoir, puis-je parler à Monsieur Rafael Gil s’il-vous-plait ? »
Je me dirige vers mon père, lui tends le téléphone, et cours vers ma chambre, en tremblant. Je laisse la porte entrouverte, pour capter des bribes de conversation. Mais je n’entends rien. J’attends, le regard désemparé. Le bip du téléphone résonne, l’appel est fini. Mon père pousse la porte de ma chambre, je le fixe. Il pose ses yeux sur moi. La gorge nouée, il annonce : « Maman est morte. »
Mon cœur accélère. Je ne pleure pas tout de suite. Des frissons parcourent tout mon corps, un froid glacial m’envahit. Mon père sort. Il va prévenir ma sœur. Les jambes tremblantes, je tombe sur ma chaise. Des gouttes incontrôlables inondent mes yeux. Je saisis mon téléphone en murmurant : « Vincent… ». J'écris à mon meilleur ami : « ma mère est morte. » Je vois à peine l’écran, mes yeux sont noyés par les larmes. La bouche grande ouverte, je peine à respirer. Je suis prise de panique. En revivant la scène, j’ai le sentiment de m’être pris une salve d’électrochocs. Tout mon corps est ébranlé, mais je ne comprends rien à ce qui m’arrive. Mon cerveau n’enregistre pas clairement l’information. Je reste dans ma chambre, le temps que mon frère arrive. Il vit dans le centre de Nancy. Je refuse d’affronter le regard de mon père et de ma sœur.
Une demi-heure passe, Pierre est là. On monte tous les quatre dans la voiture. Dans mon souvenir, je suis assise à l’arrière, à gauche. Mon père est au volant. Mon frère s’installe à la place du passager, à l’avant, et il pose sa tête sur l’épaule de mon père, les yeux fermés.
Je sais maintenant que le centre hospitalier était tout proche, mais le trajet semble durer une éternité. Je suis prise d’une angoisse immense.
**
Dans la chambre d’hôpital, le corps de ma mère repose sur un lit simple, aux draps blancs. Ses boucles rousses s’étalent sur l’oreiller. Son visage est paisible. J’ai toujours pensé que ma mère dégageait une beauté douce, singulière. Avec sa peau laiteuse, ses grands yeux, son visage fin, ses traits dessinent une délicieuse harmonie. Même son nez imposant était charmant. Deux ans plus tôt, son opération pour enlever la tumeur qui avait grossit entre sa joue et son cou lui avait laissé une énorme cicatrice. Mais elle était toujours belle. Une beauté gracieuse et presque aristocratique, qui s’imbriquait avec les faux airs bourgeois qu’elle se donnait parfois. Elle qui avait grandi au fin fond de la campagne lorraine, avec des parents ouvriers.
Autour du lit, on reste plantés, tous les quatre, en la fixant. Est-ce qu’on la regarde pour être sûrs ? Oui, c’est vrai, elle ne bouge pas, elle semble morte. Mais à cet instant, je ne vois pas seulement le corps de ma mère. C’est ma mère. Elle a l’air de dormir paisiblement. Mon père me l’a pourtant dit une heure plus tôt : « Maman est morte. » Mais mon cerveau fait barrage. « Elle est pourtant bien là maman ! Rien n'a changé ! » Sauf peut-être un élément. Une des choses que j’aimais le plus chez ma mère, c’était son odeur. Tous ses habits en étaient imprégnés, et quand elle se déplaçait, elle marquait l’espace de son parfum doux, apaisant. C’est peut-être un jeu de mon esprit, mais je crois que pour la première fois, dans cette chambre d’hôpital, son parfum naturel a disparu. Une tout autre odeur se dégage. Une odeur un peu pourrie. Une odeur de mort, maintenant que j’y pense.
Sous les néons de la chambre, la nuit est calme. Pas un son ne se dégage du couloir. On continue à l’observer, et personne ne dit rien. Seuls les hoquètements de nos pleurs incontrôlés cassent le silence. Je ne sais plus combien de temps on reste là, à la regarder. Mais au bout d'un moment, il est temps de partir. Même si on espère qu’elle se réveille, elle va rester là, elle ne bougera plus. Il est temps de lui dire au revoir. Mon père, le premier, pose ses lèvres sur son visage, une dernière fois. Puis, mon frère. Je me penche à mon tour : sa joue droite est froide et douce. Je lui donne un baiser. Ma sœur, le visage rouge et humide, hoche la tête : « je ne peux pas. »
J’ai déjà vu un mort par le passé. J’ai encore le souvenir de mon arrière-grand-mère, allongée dans son lit. J’avais 6 ans. J’en verrai d’autres des cadavres, des années plus tard, dans des contextes bien différents. Mais ce soir-là, dans la chambre d’hôpital de ma mère, c’est la seule fois où j’ai jamais touché un mort. Ce n’est pas n’importe qui. Elle mérite bien un baiser d’adieu.
L’un après l’autre, on sort de la chambre, têtes baissées. Dans le couloir du CHU de Brabois, on reste plantés, dans un coin, sans trop savoir quoi dire. On s’évite un peu du regard. Mon père coupe le silence de « putain » et « merde » en lâchant des grands soupirs. De manière générale, dans notre famille, on est toujours là l’un pour l’autre. Mais on n’exprime pas nos sentiments de manière très exacerbée. C’est comme ça. On a pris ça de notre père. Mais lui, il nous surpasse largement. Une véritable carapace d’acier, un cactus sur pattes. Il ne laisse rien transparaître. Par contre, quand j’y repense, ce soir-là, il était effondré.
Ma main cherche un mouchoir dans la poche de mon jean. « Merde. » Il est déjà dégoulinant de morve et d'eau salée. Inutile. Mon corps est asséché, et fatigué par les crispations incessantes des deux dernières heures. Je ne sais pas par quelle force de la nature, mais des larmes continuent de couler. On a tous les quatre des regards abasourdis. On se rapproche, dans un cercle, et on s’enlace. On se donne l’impression qu’on va surmonter ça ensemble.
**
Je n’ai aucun souvenir de la nuit qui suit. Je ne sais pas si j’ai réussi à dormir, si j’étais trop exténuée pour continuer à pleurer. Je me rappelle seulement du trajet de retour, entre l’hôpital et la maison : l’angoisse aiguë a repris. Mon cœur palpite à toute allure. Je l’entends résonner dans ma poitrine « tatatatatata » à chaque seconde. Je ne contrôle rien. Les prémices des années à venir. Une partie de mon monde vient de s’effondrer et mon esprit n’est pas en mesure de faire face. A cet instant, je commence à perdre mes repères, je ne comprends plus grand chose à ce que je ressens. Je peux dire adieu à la sérénité. L’insomnie va devenir une fidèle compagne. Dans les années qui suivent, certaines choses qui semblaient normales deviennent illogiques. Mon cerveau est déstructuré, chaotique, brouillé. Je suis constamment angoissée.
L’attachement devient synonyme de panique. De nouveaux sens se développent. Mon esprit, toujours à l’affût du danger suprême : le risque de perdre quelqu'un que j'aime. Après cela, pendant longtemps, je dois toujours avoir le contrôle sur la situation. Mes relations amoureuses seront profondément affectées.
« Allô ?
- Bonsoir, puis-je parler à Monsieur Rafael Gil s’il-vous-plait ? »
Je me dirige vers mon père, lui tends le téléphone, et cours vers ma chambre, en tremblant. Je laisse la porte entrouverte, pour capter des bribes de conversation. Mais je n’entends rien. J’attends, le regard désemparé. Le bip du téléphone résonne, l’appel est fini. Mon père pousse la porte de ma chambre, je le fixe. Il pose ses yeux sur moi. La gorge nouée, il annonce : « Maman est morte. »
Mon cœur accélère. Je ne pleure pas tout de suite. Des frissons parcourent tout mon corps, un froid glacial m’envahit. Mon père sort. Il va prévenir ma sœur. Les jambes tremblantes, je tombe sur ma chaise. Des gouttes incontrôlables inondent mes yeux. Je saisis mon téléphone en murmurant : « Vincent… ». J'écris à mon meilleur ami : « ma mère est morte. » Je vois à peine l’écran, mes yeux sont noyés par les larmes. La bouche grande ouverte, je peine à respirer. Je suis prise de panique. En revivant la scène, j’ai le sentiment de m’être pris une salve d’électrochocs. Tout mon corps est ébranlé, mais je ne comprends rien à ce qui m’arrive. Mon cerveau n’enregistre pas clairement l’information. Je reste dans ma chambre, le temps que mon frère arrive. Il vit dans le centre de Nancy. Je refuse d’affronter le regard de mon père et de ma sœur.
Une demi-heure passe, Pierre est là. On monte tous les quatre dans la voiture. Dans mon souvenir, je suis assise à l’arrière, à gauche. Mon père est au volant. Mon frère s’installe à la place du passager, à l’avant, et il pose sa tête sur l’épaule de mon père, les yeux fermés.
Je sais maintenant que le centre hospitalier était tout proche, mais le trajet semble durer une éternité. Je suis prise d’une angoisse immense.
**
Dans la chambre d’hôpital, le corps de ma mère repose sur un lit simple, aux draps blancs. Ses boucles rousses s’étalent sur l’oreiller. Son visage est paisible. J’ai toujours pensé que ma mère dégageait une beauté douce, singulière. Avec sa peau laiteuse, ses grands yeux, son visage fin, ses traits dessinent une délicieuse harmonie. Même son nez imposant était charmant. Deux ans plus tôt, son opération pour enlever la tumeur qui avait grossit entre sa joue et son cou lui avait laissé une énorme cicatrice. Mais elle était toujours belle. Une beauté gracieuse et presque aristocratique, qui s’imbriquait avec les faux airs bourgeois qu’elle se donnait parfois. Elle qui avait grandi au fin fond de la campagne lorraine, avec des parents ouvriers.
Autour du lit, on reste plantés, tous les quatre, en la fixant. Est-ce qu’on la regarde pour être sûrs ? Oui, c’est vrai, elle ne bouge pas, elle semble morte. Mais à cet instant, je ne vois pas seulement le corps de ma mère. C’est ma mère. Elle a l’air de dormir paisiblement. Mon père me l’a pourtant dit une heure plus tôt : « Maman est morte. » Mais mon cerveau fait barrage. « Elle est pourtant bien là maman ! Rien n'a changé ! » Sauf peut-être un élément. Une des choses que j’aimais le plus chez ma mère, c’était son odeur. Tous ses habits en étaient imprégnés, et quand elle se déplaçait, elle marquait l’espace de son parfum doux, apaisant. C’est peut-être un jeu de mon esprit, mais je crois que pour la première fois, dans cette chambre d’hôpital, son parfum naturel a disparu. Une tout autre odeur se dégage. Une odeur un peu pourrie. Une odeur de mort, maintenant que j’y pense.
Sous les néons de la chambre, la nuit est calme. Pas un son ne se dégage du couloir. On continue à l’observer, et personne ne dit rien. Seuls les hoquètements de nos pleurs incontrôlés cassent le silence. Je ne sais plus combien de temps on reste là, à la regarder. Mais au bout d'un moment, il est temps de partir. Même si on espère qu’elle se réveille, elle va rester là, elle ne bougera plus. Il est temps de lui dire au revoir. Mon père, le premier, pose ses lèvres sur son visage, une dernière fois. Puis, mon frère. Je me penche à mon tour : sa joue droite est froide et douce. Je lui donne un baiser. Ma sœur, le visage rouge et humide, hoche la tête : « je ne peux pas. »
J’ai déjà vu un mort par le passé. J’ai encore le souvenir de mon arrière-grand-mère, allongée dans son lit. J’avais 6 ans. J’en verrai d’autres des cadavres, des années plus tard, dans des contextes bien différents. Mais ce soir-là, dans la chambre d’hôpital de ma mère, c’est la seule fois où j’ai jamais touché un mort. Ce n’est pas n’importe qui. Elle mérite bien un baiser d’adieu.
L’un après l’autre, on sort de la chambre, têtes baissées. Dans le couloir du CHU de Brabois, on reste plantés, dans un coin, sans trop savoir quoi dire. On s’évite un peu du regard. Mon père coupe le silence de « putain » et « merde » en lâchant des grands soupirs. De manière générale, dans notre famille, on est toujours là l’un pour l’autre. Mais on n’exprime pas nos sentiments de manière très exacerbée. C’est comme ça. On a pris ça de notre père. Mais lui, il nous surpasse largement. Une véritable carapace d’acier, un cactus sur pattes. Il ne laisse rien transparaître. Par contre, quand j’y repense, ce soir-là, il était effondré.
Ma main cherche un mouchoir dans la poche de mon jean. « Merde. » Il est déjà dégoulinant de morve et d'eau salée. Inutile. Mon corps est asséché, et fatigué par les crispations incessantes des deux dernières heures. Je ne sais pas par quelle force de la nature, mais des larmes continuent de couler. On a tous les quatre des regards abasourdis. On se rapproche, dans un cercle, et on s’enlace. On se donne l’impression qu’on va surmonter ça ensemble.
**
Je n’ai aucun souvenir de la nuit qui suit. Je ne sais pas si j’ai réussi à dormir, si j’étais trop exténuée pour continuer à pleurer. Je me rappelle seulement du trajet de retour, entre l’hôpital et la maison : l’angoisse aiguë a repris. Mon cœur palpite à toute allure. Je l’entends résonner dans ma poitrine « tatatatatata » à chaque seconde. Je ne contrôle rien. Les prémices des années à venir. Une partie de mon monde vient de s’effondrer et mon esprit n’est pas en mesure de faire face. A cet instant, je commence à perdre mes repères, je ne comprends plus grand chose à ce que je ressens. Je peux dire adieu à la sérénité. L’insomnie va devenir une fidèle compagne. Dans les années qui suivent, certaines choses qui semblaient normales deviennent illogiques. Mon cerveau est déstructuré, chaotique, brouillé. Je suis constamment angoissée.
L’attachement devient synonyme de panique. De nouveaux sens se développent. Mon esprit, toujours à l’affût du danger suprême : le risque de perdre quelqu'un que j'aime. Après cela, pendant longtemps, je dois toujours avoir le contrôle sur la situation. Mes relations amoureuses seront profondément affectées.
CHAPITRE 2 : FUIR LA RÉALITÉ
Le réveil sonne, il est 7 heures. Mes yeux sont gonflés, mon corps est lourd. Je suis totalement sonnée. Hier soir, ma mère est morte.
Dans la voiture avec mon père, pas un mot. Il me dépose au travail. Oui, le lendemain de la mort de ma mère, j’ai été travailler. Je refusais de rester chez moi, de me torturer l’esprit, de ruminer la scène de la veille. « Rester à la maison pour y penser ? En tête à tête avec mon père ? Faire face à la réalité ? » La voiture s’arrête place Carrière, dans le centre de Nancy. Et toujours, ce silence. Il n’a jamais vraiment été brisé quand il s’agit de la mort de maman. Mon père, lui, va rester à la maison pour les jours qui viennent. Comme une personne ‘’normale’’ après un décès. Il a posé les congés réservés aux veufs. Je sors de la voiture, direction le Tribunal administratif de Nancy. J’ai décroché un emploi de vacataire pour un mois et demi, en attendant la reprise des études.
J’ai 20 ans quand ma mère meurt. C’est l’été 2012. Le 6 juillet. A vrai dire, quand j’écris ces lignes, j’ai été vérifier l’avis de décès sur internet pour être sûre. Le 6 ou le 7, je ne sais jamais. Mieux vaut ne pas savoir.
Au Tribunal ce jour-là, les minutes s’écoulent lentement. Le temps s’est allongé. Je trie des papiers, répétant des gestes mécaniques. Les yeux toujours gonflés, le regard dans le vide. J’évite mes collègues. En fin de matinée, l’un d’entre eux vient me voir. Je ne sais plus comment, surement parce qu’il me demande si je vais bien ce matin, je lui dis : « ba… ma mère est morte. » Il s’arrête net. Il m’a surement prise pour une folle, ou se dire que je n’aimais pas ma mère. « Ni l’un ni l’autre » pensais-je. En tout cas, pas la deuxième option, c’est certain. Il en parle à notre supérieure. Je suis sommée de rentrer chez moi. Je réunis mes affaires, avec peine, incomprise. Je ne reviendrai pas avant plusieurs jours. En me revoyant à l’époque, je semble flotter au-dessus de la réalité, je l’ignore. Je regarde ailleurs. Dans mon esprit, ma mère n’est pas morte. Je peux poursuivre mes activités habituelles. Je continue instinctivement mes tâches, sans prise avec la réalité. C’est peut-être normal. Je traverse alors la « phase du déni ».
Le déni, la recherche, la dépression, la colère, l’acceptation… ces étapes sont censées nous accompagner jusqu’à la fin du « processus de deuil ». En réalité, il n’y a pas vraiment de règle. Ces phases peuvent être utiles, telles des grilles de lecture pour comprendre nos sentiments après la perte d’un proche. Mais au fond, à chacun son expérience du deuil. Il dépend de nous, de la personne qu’on a perdu, quand on l’a perdu, comment on l’a perdu… dans mon cas, ces étapes ont été diffuses. Et longues. Je suis restée dans une sorte de déni pendant plus d’un an et demi. C’était un jour, au Liban, fin 2013 début 2014. Je ne me souviens pas de la date, mais je me souviens de la scène : j’étais à l’Université et une sensation de légère libération m’a envahi. J’ai eu un déclic : je me suis rendue compte que ma mère était morte. Mon cerveau a réalisé, il a compris. Mais il n’a pas accepté. Pendant des années, je refuse la réalité. D'où les angoisses parfois extrêmes. Finalement, un jour, c’est venu. Il m’a fallu près de 8 ans. C’était en mars 2020, lors d’une rupture amoureuse. Pour la première fois, j’accepte de perdre quelqu’un que j’aime. Mais c’est une autre histoire.
Le processus de deuil est-il bouclé depuis ? Peut-être pas. Et ce n’est pas grave. Le manque est toujours là. Il va et vient. Selon moi, un deuil peut durer toute la vie. Depuis que je suis née, je connais ma mère. Avec mon père, elle a largement façonné mon monde. Elle va me manquer jusqu’à la fin de mes jours. Ce n’est pas triste. C’est même très beau.
**
Je n’ai aucun souvenir des semaines qui suivent sa mort. Aucun souvenir de ce mois de juillet 2012. Sauf de l’enterrement.
A la mi-août, direction l’Espagne avec mon père et ma sœur Clémence, pour trois semaines. A Altura, chez nos cousins. Dans le village où mon père est né et a passé ses sept premières années avant de venir en France avec ses parents et sa sœur. Un ‘’paradis’’ pour le deuil. Les Espagnols savent faire face aux tragédies avec tact : on parle des sujets sensibles sans filtre autour de la table, en partageant des patatas bravas et des chipirones dans les mêmes assiettes. L’ambiance est lourde, mais la discussions est sincère. On va droit au but. On évacue la pression et la gêne. Et après, on passe à autre chose : on va boire une St Miguel sur la place centrale du village, au milieu des fêtes de rue, avec les taureaux.
Le mois suivant, début septembre, je décolle pour la Turquie. Mon premier voyage seule. Avant sa mort, j’en avais parlé avec ma mère. Elle trouvait ça « dangereux. » C’est un comble, elle qui était partie en mission humanitaire en République démocratique du Congo, en Angola, en Birmanie et en Afghanistan entre 2002 et 2006.
Plier bagage pour l’étranger est salvateur. M’échapper de Nancy, fuir la lourdeur des murs qui ont accompagné ma mère dans sa maladie pendant deux ans, éviter tout ce qui pouvait me rappeler qu’elle est morte. Partir devient ma bouteille d’oxygène.
Dans la voiture avec mon père, pas un mot. Il me dépose au travail. Oui, le lendemain de la mort de ma mère, j’ai été travailler. Je refusais de rester chez moi, de me torturer l’esprit, de ruminer la scène de la veille. « Rester à la maison pour y penser ? En tête à tête avec mon père ? Faire face à la réalité ? » La voiture s’arrête place Carrière, dans le centre de Nancy. Et toujours, ce silence. Il n’a jamais vraiment été brisé quand il s’agit de la mort de maman. Mon père, lui, va rester à la maison pour les jours qui viennent. Comme une personne ‘’normale’’ après un décès. Il a posé les congés réservés aux veufs. Je sors de la voiture, direction le Tribunal administratif de Nancy. J’ai décroché un emploi de vacataire pour un mois et demi, en attendant la reprise des études.
J’ai 20 ans quand ma mère meurt. C’est l’été 2012. Le 6 juillet. A vrai dire, quand j’écris ces lignes, j’ai été vérifier l’avis de décès sur internet pour être sûre. Le 6 ou le 7, je ne sais jamais. Mieux vaut ne pas savoir.
Au Tribunal ce jour-là, les minutes s’écoulent lentement. Le temps s’est allongé. Je trie des papiers, répétant des gestes mécaniques. Les yeux toujours gonflés, le regard dans le vide. J’évite mes collègues. En fin de matinée, l’un d’entre eux vient me voir. Je ne sais plus comment, surement parce qu’il me demande si je vais bien ce matin, je lui dis : « ba… ma mère est morte. » Il s’arrête net. Il m’a surement prise pour une folle, ou se dire que je n’aimais pas ma mère. « Ni l’un ni l’autre » pensais-je. En tout cas, pas la deuxième option, c’est certain. Il en parle à notre supérieure. Je suis sommée de rentrer chez moi. Je réunis mes affaires, avec peine, incomprise. Je ne reviendrai pas avant plusieurs jours. En me revoyant à l’époque, je semble flotter au-dessus de la réalité, je l’ignore. Je regarde ailleurs. Dans mon esprit, ma mère n’est pas morte. Je peux poursuivre mes activités habituelles. Je continue instinctivement mes tâches, sans prise avec la réalité. C’est peut-être normal. Je traverse alors la « phase du déni ».
Le déni, la recherche, la dépression, la colère, l’acceptation… ces étapes sont censées nous accompagner jusqu’à la fin du « processus de deuil ». En réalité, il n’y a pas vraiment de règle. Ces phases peuvent être utiles, telles des grilles de lecture pour comprendre nos sentiments après la perte d’un proche. Mais au fond, à chacun son expérience du deuil. Il dépend de nous, de la personne qu’on a perdu, quand on l’a perdu, comment on l’a perdu… dans mon cas, ces étapes ont été diffuses. Et longues. Je suis restée dans une sorte de déni pendant plus d’un an et demi. C’était un jour, au Liban, fin 2013 début 2014. Je ne me souviens pas de la date, mais je me souviens de la scène : j’étais à l’Université et une sensation de légère libération m’a envahi. J’ai eu un déclic : je me suis rendue compte que ma mère était morte. Mon cerveau a réalisé, il a compris. Mais il n’a pas accepté. Pendant des années, je refuse la réalité. D'où les angoisses parfois extrêmes. Finalement, un jour, c’est venu. Il m’a fallu près de 8 ans. C’était en mars 2020, lors d’une rupture amoureuse. Pour la première fois, j’accepte de perdre quelqu’un que j’aime. Mais c’est une autre histoire.
Le processus de deuil est-il bouclé depuis ? Peut-être pas. Et ce n’est pas grave. Le manque est toujours là. Il va et vient. Selon moi, un deuil peut durer toute la vie. Depuis que je suis née, je connais ma mère. Avec mon père, elle a largement façonné mon monde. Elle va me manquer jusqu’à la fin de mes jours. Ce n’est pas triste. C’est même très beau.
**
Je n’ai aucun souvenir des semaines qui suivent sa mort. Aucun souvenir de ce mois de juillet 2012. Sauf de l’enterrement.
A la mi-août, direction l’Espagne avec mon père et ma sœur Clémence, pour trois semaines. A Altura, chez nos cousins. Dans le village où mon père est né et a passé ses sept premières années avant de venir en France avec ses parents et sa sœur. Un ‘’paradis’’ pour le deuil. Les Espagnols savent faire face aux tragédies avec tact : on parle des sujets sensibles sans filtre autour de la table, en partageant des patatas bravas et des chipirones dans les mêmes assiettes. L’ambiance est lourde, mais la discussions est sincère. On va droit au but. On évacue la pression et la gêne. Et après, on passe à autre chose : on va boire une St Miguel sur la place centrale du village, au milieu des fêtes de rue, avec les taureaux.
Le mois suivant, début septembre, je décolle pour la Turquie. Mon premier voyage seule. Avant sa mort, j’en avais parlé avec ma mère. Elle trouvait ça « dangereux. » C’est un comble, elle qui était partie en mission humanitaire en République démocratique du Congo, en Angola, en Birmanie et en Afghanistan entre 2002 et 2006.
Plier bagage pour l’étranger est salvateur. M’échapper de Nancy, fuir la lourdeur des murs qui ont accompagné ma mère dans sa maladie pendant deux ans, éviter tout ce qui pouvait me rappeler qu’elle est morte. Partir devient ma bouteille d’oxygène.
CHAPITRE 3 : LES NERFS A VIF
Et puis, la rentrée. Troisième année de Licence à l’Université de Lyon 3, en droit et sciences politiques. Je crois que le cauchemar commence vraiment à partir de là. Il faut reprendre mon quotidien, ma vie normale. Mais sans ma mère.
J’ai un terrible souvenir de cette année. Je commence à fumer, excessivement, en cachette, toujours seule et de manière compulsive. Tard le soir, même les jours de grande averse, j’attrape mon paquet et je vais me poser sous un abris-bus ou sur le palier d’un immeuble. Seule, je tire nerveusement sur la clope qui consume mon stress, et le nourrit. J’ai été chanceuse, c’était mon seul pêché mignon. Je ne suis pas personne à céder aux addictions, même quand mes nerfs sont à bout. C’est vrai, après des chocs émotionnels, le temps de planer un peu, d'oublier, ça m’arrive. De manière temporaire : après ma rupture de mars 2020, le vin rouge coulait sans limite. Après l’explosion du port de Beyrouth, des joints à l’infini. Mais ça n’a pas duré très longtemps.
A Lyon, je partage l’appartement avec une amie, Miléna. C’est ma première collocation. On vit entre la gare Part dieu et Villeurbanne. Je n’ai pas été une colocataire idéale, mais je ne crois pas qu’elle m’en veuille. Elle connaissait ma situation et elle avait la tête dans les concours d’entrée dans les grandes écoles de commerce. L’appartement est agréable, mais je reçois peu. J’ai généralement du mal à faire entrer n’importe qui dans mon intimité. Je partage ma chambre avec mon lapin : Pustule, Yoda, Lapinou, il avait plusieurs noms. Il n’en reconnaissait aucun. C’est encore un bébé, je crois que mon père me l’a offert fin juillet pour me consoler de la mort de maman. Quand l’expression « faire comme on peut avec les moyens du bord » prend tout son sens… Au fil des semaines, le lapin s’imprègne de mon stress. Un jour, il commence à perdre ses poils autour du cou : il se gratte régulièrement. Je vais chez le vétérinaire, d’après lui, je dois jouer avec l’animal. Il s’ennuie, il déprime. Mais moi, je n’ai pas envie de jouer. Je me laisser rarement aller.
Entre les quatre murs de l’appartement lyonnais, mes nuits deviennent blanches. L’angoisse éclate surtout le soir. Mes pensées fusent dans tous les sens. Certaines nuits, je me retourne dans mon lit jusqu’à 4 heures du matin, avec le cœur qui palpite à vitesse grand V. J’essaye de souffler, je prends 1-2-3-4-5-10 grandes respirations. Je pense à la mer. Une mer calme… un cheval… un coucher de soleil… BAM BAM BAM BAM BAM, ça ne fonctionne pas. Le sang fait éclater mes tempes. J’enrage. « Comment j’arrête ça ! Comment j’arrête ça putain ! » me dis-je un soir à moi-même, en tournant en rond dans ma chambre, la tête dans mes mains, les nerfs à vifs. Rien à faire.
Pour les études, j’ai perdu mes capacités de concentration, il me faut 3 heures pour des exercices qui devraient durer 30 minutes. J’ignore comment, je vais quand même réussir mon année, avec des notes correctes. Surement parce que j’ai passé mon temps dans les cours. A la fac, je fais partie d’un groupe solide : Dorothée, Jahena, Anne-Sixtine et Muna. J’ai une vie sociale, mais je la limite au minimum vital. Je ne laisse du temps que pour les choses sérieuses. Et les choses que je peux planifier. Savoir ce qu’il va se passer : « ne pas me laisser aller. »
Mais le pire, cette année, c’est l’amour. Mes problèmes sentimentaux avaient déjà commencé avant la mort de ma mère, l’année passée, quand sa maladie empirait. Lorsqu’on a su pour sa tumeur, j’avais 18 ans. La première année, c’était dur. Mais ma mère me faisait croire que le cancer reculait, elle me mentait, pour que je me concentre sur les études. Je voyais alors clair vers l’avenir. Mais la seconde année, j’ai commencé à douter. « Peut-être qu’il n’y a pas d’espoir ? » C’est réellement à ce moment que les angoisses ont débuté. Surtout avec les garçons. Je me souviens de l’un d’eux, Florian. Je l’avais rencontré dans un bar. Gentil, intelligent, curieux, des boucles blondes, il me fixait de ses grands yeux bleus. Il était beau. Il me plaisait. Un après-midi, j’ai déjeuné avec lui. On s’est embrassé, c’est tout. Les jours suivants, j’ai paniqué. Un stress incontrôlable. J’en avais parlé à ma mère. Elle était la seule personne à qui je disais presque tout, et surtout mes histoires de garçons. J’étais au téléphone avec elle, je lui racontais la rencontre avec Florian. Je me trouvais toutes sortes d’excuses pour mettre moi-même fin à une relation qui n’avait pas commencé, pour éviter de perdre le contrôle des choses : « il est peut-être un trop vieux pour moi ? » (il a 4 ans de plus). Elle ne savait pas ce qui me passait exactement par la tête (à vrai dire, je ne le savais pas non plus) : « si tu ne le sens pas, laisses tomber » me dit-elle. Après sa mort, ces angoisses ont empiré. A la rentrée, je me suis rapprochée de Karim à la fac. Il est dans mon amphithéâtre. Un soir, on s’embrasse, et plus. Après une semaine, l’angoisse émerge de nouveau. Je panique. Je fais en sorte de mettre fin à tout cela. Ne pas tisser les liens d’une relation à peine naissante, qui risque de se briser. Comme le lien qui m’unissait à ma mère s’est cassé.
**
Au quotidien, les angoisses peuvent s’immiscer dans n’importe quel moment de la journée. Au cinéma, je suis parfois incapable de me concentrer. Devant l’écran de projection, je pense à mille autres choses. Des idées défilent dans ma tête à toute vitesse, sans logique. Je n’ai même pas le temps d’enregistrer les informations : « est-ce que j’ai fait ce truc pour la fac ? Est-ce que j’ai contacté le CROUS pour la bourse ? Est-ce que j’ai fait la vaisselle ? Qu’est-ce que va cuisiner mon père ce weekend ? Est-ce que quand je vais sortir du cinéma, je vais prendre le bus ou le métro ? Ah il y a un pop-corn par terre. J’ai fermé la porte de mon appartement ? Le lapin a de l’eau ? Est-ce que l’année prochaine je vais en Colombie ou au Liban ? Est-ce qu’en rentrant, je prends un repas à emporter ou je me fais à manger ? Salade ? Œufs ? Il y a du fromage ? » BOUM ça se bouscule à toute vitesse. Les idées se mêlent, s’entrechoquent sans logique. Sans but réel, sans structure. Pas de répit. J’ai passé des heures, comme cela, à penser, sans rien construire. Sans rien faire. Mon esprit et mes actions sont dissociés. Mon stress me bloque dans la vie quotidienne. Si je regarde une série, je pense terrifiée à mon cours de droit international. Si j’étudie mon cours, je pense à ma série. Lorsque je lis, mes yeux défilent sur les mots, mais ils ne les enregistrent pas. « Bam bam bam, » les palpitations de mon cœur, et dans ma tête, 1001 images. Pourtant, j’adore lire. Mais je me laisse peu de place pour le plaisir. Ce qui arrive à certaines personnes de temps en temps, c’est mon quotidien.
« Il pleut ? Je sors quand même fumer une cigarette. C’est maladif. »
Je ne parlais jamais de la mort de ma mère. Je ne savais pas comment en parler. J’avais peur de gêner ? Je n’aimais pas passer pour une victime, une faible ? Je n’en parlais ni à ma colocataire Miléna, ni avec mes autres amis qui n’osaient surement pas aborder le sujet, et surtout pas avec ma famille. Je l’ai dit, on n’est pas vraiment expressifs chez moi. La communication est surtout difficile avec ma sœur et mon père. Je ressemble à ma mère, parait-il. Je crois que cela a posé problème quand elle est morte. C’était dur. Avec mon frère, tout est plus facile, plus coulants - Pas de transfère –
**
Les mois filent, et les angoisses continuent, elles me collent à la peau. Au 2nd semestre, je dois faire des plans pour l’année suivante. Je décide de m’échapper, de partir de France. Je choisis le Liban. Les Libanais demandent toujours aux étrangers « pourquoi tu es venu ici ? » A vrai dire, je n’en ai absolument aucune idée. J’avais regardé le film « Caramel », j’écoutais Nancy Ajram et Fairouz, et le pays avait l’air beau. A la rentrée 2013, je m’échappe donc pendant un an. Et puis non, deux. Je vais ensuite en Palestine, pour 4 mois, et en Israël, 6 mois. Je finis par me calmer. Un peu à Ramallah, et surtout à Tel-Aviv. Je suis entourée de personnes bienveillantes. Malgré le contexte tendu, je chéris cette année. Je me stabilise, le stress diminue. J’ai le sentiment de réapprendre à vivre, de m’ancrer de nouveau dans la réalité.
Mais les angoisses reviennent au galop fin 2015. A cause d’un garçon. LE garçon. Entre janvier et juillet de cette année, je vis donc à Tel-Aviv. Je suis stagiaire pour Amnesty international, au service de défense des droits des Palestiniens. Durant mon séjour, je rencontre Yotam. Un Français, lui aussi en stage dans une ONG. Des boucles noirs, un visage fin et des petits yeux marrons pétillants. Et ce sourire… Il est un peu timide, je fonce. On couche ensemble à la fin de mon séjour. Je dois partir, mais je ressens immédiatement un attachement pour lui. Une attraction forte, incontrôlable. Je ne veux pas que ça s’arrête là. Je n’ai jamais ressenti cela avant. On reste en contact, on se dit qu’on va se revoir. Il rentre aussi en France de toute façon.
Dans les semaines qui suivent, nouveau séjour en Espagne. C’est un rendez-vous annuel. Un soir, je viens de raccrocher avec Yotam. J’éteins la lumière. Je n’oublierai jamais cette sensation : une chaleur envahit mes tripes. Des frissons parcourent mon corps. Mon cœur palpite. Je tremble un peu. A ce moment, je me rends compte. Je suis amoureuse. C’est la première fois de ma vie. Puis, les semaines passent, et la chaleur dans mes tripes grandit. Alors bien sûr, je vais paniquer.
Quelques mois après notre rencontre, il vient me rendre visite à Paris. Je me souviens que c’était la mi-novembre, car c’était autour des attentats du 13 novembre 2015. Mi-novembre, tout part en vrille.
J’ai un terrible souvenir de cette année. Je commence à fumer, excessivement, en cachette, toujours seule et de manière compulsive. Tard le soir, même les jours de grande averse, j’attrape mon paquet et je vais me poser sous un abris-bus ou sur le palier d’un immeuble. Seule, je tire nerveusement sur la clope qui consume mon stress, et le nourrit. J’ai été chanceuse, c’était mon seul pêché mignon. Je ne suis pas personne à céder aux addictions, même quand mes nerfs sont à bout. C’est vrai, après des chocs émotionnels, le temps de planer un peu, d'oublier, ça m’arrive. De manière temporaire : après ma rupture de mars 2020, le vin rouge coulait sans limite. Après l’explosion du port de Beyrouth, des joints à l’infini. Mais ça n’a pas duré très longtemps.
A Lyon, je partage l’appartement avec une amie, Miléna. C’est ma première collocation. On vit entre la gare Part dieu et Villeurbanne. Je n’ai pas été une colocataire idéale, mais je ne crois pas qu’elle m’en veuille. Elle connaissait ma situation et elle avait la tête dans les concours d’entrée dans les grandes écoles de commerce. L’appartement est agréable, mais je reçois peu. J’ai généralement du mal à faire entrer n’importe qui dans mon intimité. Je partage ma chambre avec mon lapin : Pustule, Yoda, Lapinou, il avait plusieurs noms. Il n’en reconnaissait aucun. C’est encore un bébé, je crois que mon père me l’a offert fin juillet pour me consoler de la mort de maman. Quand l’expression « faire comme on peut avec les moyens du bord » prend tout son sens… Au fil des semaines, le lapin s’imprègne de mon stress. Un jour, il commence à perdre ses poils autour du cou : il se gratte régulièrement. Je vais chez le vétérinaire, d’après lui, je dois jouer avec l’animal. Il s’ennuie, il déprime. Mais moi, je n’ai pas envie de jouer. Je me laisser rarement aller.
Entre les quatre murs de l’appartement lyonnais, mes nuits deviennent blanches. L’angoisse éclate surtout le soir. Mes pensées fusent dans tous les sens. Certaines nuits, je me retourne dans mon lit jusqu’à 4 heures du matin, avec le cœur qui palpite à vitesse grand V. J’essaye de souffler, je prends 1-2-3-4-5-10 grandes respirations. Je pense à la mer. Une mer calme… un cheval… un coucher de soleil… BAM BAM BAM BAM BAM, ça ne fonctionne pas. Le sang fait éclater mes tempes. J’enrage. « Comment j’arrête ça ! Comment j’arrête ça putain ! » me dis-je un soir à moi-même, en tournant en rond dans ma chambre, la tête dans mes mains, les nerfs à vifs. Rien à faire.
Pour les études, j’ai perdu mes capacités de concentration, il me faut 3 heures pour des exercices qui devraient durer 30 minutes. J’ignore comment, je vais quand même réussir mon année, avec des notes correctes. Surement parce que j’ai passé mon temps dans les cours. A la fac, je fais partie d’un groupe solide : Dorothée, Jahena, Anne-Sixtine et Muna. J’ai une vie sociale, mais je la limite au minimum vital. Je ne laisse du temps que pour les choses sérieuses. Et les choses que je peux planifier. Savoir ce qu’il va se passer : « ne pas me laisser aller. »
Mais le pire, cette année, c’est l’amour. Mes problèmes sentimentaux avaient déjà commencé avant la mort de ma mère, l’année passée, quand sa maladie empirait. Lorsqu’on a su pour sa tumeur, j’avais 18 ans. La première année, c’était dur. Mais ma mère me faisait croire que le cancer reculait, elle me mentait, pour que je me concentre sur les études. Je voyais alors clair vers l’avenir. Mais la seconde année, j’ai commencé à douter. « Peut-être qu’il n’y a pas d’espoir ? » C’est réellement à ce moment que les angoisses ont débuté. Surtout avec les garçons. Je me souviens de l’un d’eux, Florian. Je l’avais rencontré dans un bar. Gentil, intelligent, curieux, des boucles blondes, il me fixait de ses grands yeux bleus. Il était beau. Il me plaisait. Un après-midi, j’ai déjeuné avec lui. On s’est embrassé, c’est tout. Les jours suivants, j’ai paniqué. Un stress incontrôlable. J’en avais parlé à ma mère. Elle était la seule personne à qui je disais presque tout, et surtout mes histoires de garçons. J’étais au téléphone avec elle, je lui racontais la rencontre avec Florian. Je me trouvais toutes sortes d’excuses pour mettre moi-même fin à une relation qui n’avait pas commencé, pour éviter de perdre le contrôle des choses : « il est peut-être un trop vieux pour moi ? » (il a 4 ans de plus). Elle ne savait pas ce qui me passait exactement par la tête (à vrai dire, je ne le savais pas non plus) : « si tu ne le sens pas, laisses tomber » me dit-elle. Après sa mort, ces angoisses ont empiré. A la rentrée, je me suis rapprochée de Karim à la fac. Il est dans mon amphithéâtre. Un soir, on s’embrasse, et plus. Après une semaine, l’angoisse émerge de nouveau. Je panique. Je fais en sorte de mettre fin à tout cela. Ne pas tisser les liens d’une relation à peine naissante, qui risque de se briser. Comme le lien qui m’unissait à ma mère s’est cassé.
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Au quotidien, les angoisses peuvent s’immiscer dans n’importe quel moment de la journée. Au cinéma, je suis parfois incapable de me concentrer. Devant l’écran de projection, je pense à mille autres choses. Des idées défilent dans ma tête à toute vitesse, sans logique. Je n’ai même pas le temps d’enregistrer les informations : « est-ce que j’ai fait ce truc pour la fac ? Est-ce que j’ai contacté le CROUS pour la bourse ? Est-ce que j’ai fait la vaisselle ? Qu’est-ce que va cuisiner mon père ce weekend ? Est-ce que quand je vais sortir du cinéma, je vais prendre le bus ou le métro ? Ah il y a un pop-corn par terre. J’ai fermé la porte de mon appartement ? Le lapin a de l’eau ? Est-ce que l’année prochaine je vais en Colombie ou au Liban ? Est-ce qu’en rentrant, je prends un repas à emporter ou je me fais à manger ? Salade ? Œufs ? Il y a du fromage ? » BOUM ça se bouscule à toute vitesse. Les idées se mêlent, s’entrechoquent sans logique. Sans but réel, sans structure. Pas de répit. J’ai passé des heures, comme cela, à penser, sans rien construire. Sans rien faire. Mon esprit et mes actions sont dissociés. Mon stress me bloque dans la vie quotidienne. Si je regarde une série, je pense terrifiée à mon cours de droit international. Si j’étudie mon cours, je pense à ma série. Lorsque je lis, mes yeux défilent sur les mots, mais ils ne les enregistrent pas. « Bam bam bam, » les palpitations de mon cœur, et dans ma tête, 1001 images. Pourtant, j’adore lire. Mais je me laisse peu de place pour le plaisir. Ce qui arrive à certaines personnes de temps en temps, c’est mon quotidien.
« Il pleut ? Je sors quand même fumer une cigarette. C’est maladif. »
Je ne parlais jamais de la mort de ma mère. Je ne savais pas comment en parler. J’avais peur de gêner ? Je n’aimais pas passer pour une victime, une faible ? Je n’en parlais ni à ma colocataire Miléna, ni avec mes autres amis qui n’osaient surement pas aborder le sujet, et surtout pas avec ma famille. Je l’ai dit, on n’est pas vraiment expressifs chez moi. La communication est surtout difficile avec ma sœur et mon père. Je ressemble à ma mère, parait-il. Je crois que cela a posé problème quand elle est morte. C’était dur. Avec mon frère, tout est plus facile, plus coulants - Pas de transfère –
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Les mois filent, et les angoisses continuent, elles me collent à la peau. Au 2nd semestre, je dois faire des plans pour l’année suivante. Je décide de m’échapper, de partir de France. Je choisis le Liban. Les Libanais demandent toujours aux étrangers « pourquoi tu es venu ici ? » A vrai dire, je n’en ai absolument aucune idée. J’avais regardé le film « Caramel », j’écoutais Nancy Ajram et Fairouz, et le pays avait l’air beau. A la rentrée 2013, je m’échappe donc pendant un an. Et puis non, deux. Je vais ensuite en Palestine, pour 4 mois, et en Israël, 6 mois. Je finis par me calmer. Un peu à Ramallah, et surtout à Tel-Aviv. Je suis entourée de personnes bienveillantes. Malgré le contexte tendu, je chéris cette année. Je me stabilise, le stress diminue. J’ai le sentiment de réapprendre à vivre, de m’ancrer de nouveau dans la réalité.
Mais les angoisses reviennent au galop fin 2015. A cause d’un garçon. LE garçon. Entre janvier et juillet de cette année, je vis donc à Tel-Aviv. Je suis stagiaire pour Amnesty international, au service de défense des droits des Palestiniens. Durant mon séjour, je rencontre Yotam. Un Français, lui aussi en stage dans une ONG. Des boucles noirs, un visage fin et des petits yeux marrons pétillants. Et ce sourire… Il est un peu timide, je fonce. On couche ensemble à la fin de mon séjour. Je dois partir, mais je ressens immédiatement un attachement pour lui. Une attraction forte, incontrôlable. Je ne veux pas que ça s’arrête là. Je n’ai jamais ressenti cela avant. On reste en contact, on se dit qu’on va se revoir. Il rentre aussi en France de toute façon.
Dans les semaines qui suivent, nouveau séjour en Espagne. C’est un rendez-vous annuel. Un soir, je viens de raccrocher avec Yotam. J’éteins la lumière. Je n’oublierai jamais cette sensation : une chaleur envahit mes tripes. Des frissons parcourent mon corps. Mon cœur palpite. Je tremble un peu. A ce moment, je me rends compte. Je suis amoureuse. C’est la première fois de ma vie. Puis, les semaines passent, et la chaleur dans mes tripes grandit. Alors bien sûr, je vais paniquer.
Quelques mois après notre rencontre, il vient me rendre visite à Paris. Je me souviens que c’était la mi-novembre, car c’était autour des attentats du 13 novembre 2015. Mi-novembre, tout part en vrille.